Savoir
leur faire le monde compréhensible le temps que nos chiens sont
là est notre tâche quotidienne.
Ensuite,
savoir les laisser partir quand leur heure est venue est la plus
dure épreuve que connaissent ceux qui en sont amoureux.
J'ai
bien connu une chienne et sa maîtresse qui ne pouvaient pas se
séparer, et ceci est mon témoignage de l'aide que j'ai
essayé de leur apporter au pas de cette ultime porte.
C'est
l’histoire du courage inouï qu’avait déployé ce chien pour
répondre à la demande faite par sa maîtresse: celle de ne
pas mourir.
Alise
ou le chien qui ne devait pas mourir…..
Alise
la Setter Gordon et la vieille dame vivaient une relation
quasi fusionnelle depuis des années, et l’une vivait
mal sans l’autre. La vieille dame disait bien que sa
chienne ne serait pas éternelle, elle savait qu’un jour
il lui faudrait la perdre, mais elle ne l’acceptait pas,
c’était au-dessus de ses forces.
Alise
devenait de plus en plus l’objet de toutes ses
attentions.
Tout
le soin que la vieille dame prenait d’elle devrait,
c’est sûr, garantir une plus longue et meilleure
vieillesse à sa chienne. Alors la vie était réglée
autour du vieil animal, et les emplois du temps et
déplacements aménagés pour son confort.
Alise
en venait à exercer une sorte de tyrannie passive sur la
vieille dame. Comment même penser à refuser quoique ce
soit à une vieille chienne si douce et si près de sa
fin, il aurait fallu n’avoir pas de cœur.
La
vieille dame n’en manquait pas, de cœur, et qui
faiblissait d’ailleurs. De visites en visites, chez le
médecin pour l’une et le vétérinaire pour l’autre,
on voyait s’allonger la liste des médicaments de
chacune. |
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A chaque malaise d’Alise, la vieille dame affolée répondait par
une attention anxieuse et redoublée. Elle guettait chaque
hoquet, chaque essoufflement, chaque perte d’appétit comme un
signe menaçant d’une fin redoutée, haïe, insupportable.
Cela
dura des années, car l’espérance de vie d’un Gordon était
déjà dépassée depuis longtemps, mais Alise, diminuée,
fatiguée, ne quittait pas sa maîtresse.
La
vieille dame tomba malade, gravement, il fallut l’hospitaliser.
Un drame pour elle, de devoir laisser sa chienne aux bons soins de
son mari. Non pas qu’il fût mauvais homme, loin de là,
mais Alise allait sûrement tellement s’ennuyer.
Les choses se passaient plutôt bien entre Alise et son
maître, et la vieille chienne semblait attendre vaillamment sa
maîtresse.
Mais les hospitalisations se sont succédées, la vieille dame
ne se remettait pas et son état nécessita une lourde et
délicate opération à cœur ouvert.
Séparée
de sa vieille chienne adorée, se demandait-elle si elle la
reverrait jamais vivante ? Elle parlait assez peu de cette
séparation douloureuse, elle voulait juste rentrer chez elle au
plus vite près d’Alise, mais son état de santé ne le
permettait pas.
Alise
avait maintenant 15 ans ½ de plus en plus fatiguée, vacillante,
s’amaigrissant, elle tenait bon cependant.
La
vieille dame put enfin rentrer chez elle pour de bon, après
maintes hospitalisations de plusieurs semaines chacune, où les
séparations étaient devenues de plus en plus angoissantes pour
elle.
Extrêmement
affaiblie, sapée par toutes les épreuves de la maladie et de
l’opération, la vieille dame devait encore affronter le lent
dépérissement d’Alise.
La
chienne avait maintenant 16 ans, elle ne marchait plus qu’avec
difficultés. Elle dormait de longues heures durant, et quand
péniblement elle se relevait et non sans aide sortait dans le
jardin, squelettique, il lui arrivait encore de sautiller
maladroitement, comme secouée par une étrange joie.
De
ce moment là, on ne sut plus laquelle tenait l’autre en vie.
Jusqu’ici, il avait semblé que la vieille dame voulant
tellement garder sa chienne, celle-ci en avait trouvé la force de
continuer à vivre.
Voilà
que maintenant, c’est comme si
Alise ne se permettait pas de mourir, pour ne pas
précipiter dans la mort avec elle, sa maîtresse bien trop
diminuée par la maladie.
Leur
entourage en craignait de les voir basculer ensemble. La vieille
dame s’épuisait à continuer de prendre soin de sa vieille
chienne de plus en plus dépendante, incontinente, confuse parfois
maintenant au point de se perdre dans le jardin.
Mais
quel ancien tourment faisait craindre tant la mort de son vieux
chien, à la vieille dame malade ? Quelle ancienne douleur,
quelle ancienne blessure non cicatrisée lui rendait-elle
impossible l’idée qu’Alise devrait la quitter ?
Car
enfin, la pauvre bête, épuisée, sourde, raidie par les ans,
dédaignant de plus en plus tous les petits plats sans cesse
renouvelés dont elle était si gourmande, n’en pouvait
visiblement plus de s’éterniser.
La vieille dame semblait aveugle à cette grande souffrance de
l’animal qui pourtant aurait dû susciter sa compassion ;
il lui fallait trop ne pas voir, ne pas entendre, ne pas penser
qu’Alise pouvait souffrir.
Fermée
à cette réalité trop insupportable, elle se tenait un discours
menteur qui laissait son entourage effaré devant un tel déni,
désemparé, incapable de mieux défendre le droit à la mort de
la vieille chienne, aux yeux de sa maîtresse.
Alise
se mit à ne plus pouvoir boire, puis à ne plus vouloir
s’alimenter du tout, deux jours durant.
La
vieille dame m’appela pour lui porter secours.
Arrivée
sur place je trouvais la vieille chienne exténuée par une
matinée passée à errer nerveusement dans la maison et le
jardin, obligeant sa maîtresse à la soutenir tant bien que mal,
à la relever à chaque chute.
À
mon approche Alise s’apaisa, s’effondra, je crus qu’enfin
trop épuisée, elle allait s’éteindre. Doucement je me tins
près d’elle, puis encore plus près, bientôt je pus la
caresser, puis la tenir dans mes bras, lui parler tout bas.
Prendre
tout contre moi l’animal décharné me fut d’abord difficile,
j’ai dû apprivoiser ma propre peur de la mort, pour venir
frôler, puis enfin contenir celle des Deux qui ne pouvaient se
quitter.
Alise
semblait se laisser aller, je ne sais si elle m’entendait lui
dire qu’elle avait gagné le droit de partir, le droit d’aller
rejoindre la paix, la lumière…
Ma
tête contre la sienne, combien de temps sommes-nous
restées ? Je guettais sa respiration, croyant parfois ne
plus la percevoir. J’aspirais pour Alise à une fin comme
celle-ci, un départ tranquille, dans un souffle qui
s’arrêterait…Une fin toute en douceur qui stopperait la violence que la vieille dame
et sa chienne mettaient à ne pas pouvoir se séparer.
La
vieille dame et son mari m’avaient laissée seule depuis
longtemps avec Alise. Espéraient-ils follement que se produise
quelque miracle, souhaitaient-ils secrètement que leur chienne
meure simplement dans mes bras, alors qu’eux même n’auraient
pu le supporter ?
Un
peu médusée, je vis le vieil animal comme se réveiller, puis se
redresser, faire effort pour parvenir enfin à se relever ;
moi qui croyais son dernier souffle arrivé…
Maintenant
taraudée par un mal de tête qui enflait de plus en plus, je ne
pus qu’accompagner Alise dans ce qui allait devenir une folle
errance dans le jardin.
Sous
un soleil éclatant de milieu de journée, je suivis la vieille
chienne qui de sa démarche plus qu’incertaine, divaguait plus
qu’elle n’allait. Plusieurs fois elle trébucha, s’écroula.
Je croyais chaque fois qu’elle ne se relèverait pas, que
c’était la fin. Elle parvenait pourtant à se redresser, et je
continuais de la suivre, anxieuse, un peu désarçonnée, devant
ce comportement que je cherchais à m’expliquer. Puis j’ai
accepté de seulement l’accompagner, sans vouloir quoi que ce
soit et pas même comprendre, comme plus tôt dans
l’après-midi, quand penchée sur elle, je n’avais fait
qu’être là, rien qu’être là près d’elle.
Alors
je fus sûre soudain que l’on ne pouvait pas mourir sous une
telle lumière, dans une telle clarté.
Ce
soleil éclatant qui faisait jaillir la vie, empêchait de mourir.
Je vis enfin qu’Alise dans cette errance cherchait à gagner
l’ombre ou une pénombre, comme une cache.
Doucement
j’essayai de la faire retourner dans la maison ; j’y
parvins péniblement, et là je demandai à ce que l’on fermât
un peu les volets. Il me semblait de plus en plus qu’il faudrait
aider Alise à mourir.
Cette
décision ne m’appartenait pas, mais je devais offrir à ces
Trois qui ne savaient que faire, la force qu’ils n’avaient pas
d’affronter la mort légitime.
Qui
étais-je pour décider que cet animal devait mourir maintenant et
pas plus tard ? que savais-je de ses souffrances ?
laquelle d’abord était la plus grande, celle de son pauvre
corps trop vieux, ou celle de son âme de chien immensément
fidèle, qui ne pouvait pas trahir sa vieille maîtresse qui lui
exigeait de ne pas la laisser seule ?
Je
pris néanmoins le parti d’essayer de convaincre ses maîtres,
de soulager Alise du poids de cette vie de douleurs.
D’ailleurs
celle-ci de plus en plus agitée semblait se débattre, ne sachant
plus où se mettre, ni que faire de sa peau de misères.
La
vieille dame affligée semblait céder, admettre l’indignité de
son désir de vouloir retenir encore son Alise. Puis l’instant
d’après, affolée à l’idée de cet irrémédiable, aveuglée
de douleur, elle approcha avec un plat de je ne sais quoi, le mis
sous le nez du pauvre animal mourant, dans l’espoir fou qu’il
susciterait son appétit.
Mise
au centre de ce tableau surréaliste, je décidai non sans mal de
soutenir davantage l’animal que la maîtresse.
Il
leur fallait ma force et mon assurance, que le vétérinaire
soulagerait et rendrait douce la fin de leur animal, dont la vie
d’ailleurs ne serait abrégée que de quelques heures, tellement
maintenant sa fin était proche.
Je
les ai accompagnés tous les trois jusqu’au bout ; j’ai
tenu la vieille dame tout contre
sa chienne quand le vétérinaire a fait glisser dans les veines
le liquide qui endort et celui qui fait mourir sans souffrance.
Alise
s’est laissée faire sans se défendre comme presque déjà
partie. La vieille dame a laissé faire aussi, elle avait
capitulé ; son mari, lui, s’est tenu éloigné n’ayant
pu affronter de près, la mort de l’une et l’immense douleur
de l’autre. Alise avait 16 1/2 ans.
Il
me restait encore à terminer mon travail, c’est à dire à les
aider tous deux à accepter l’insupportable. Il me semblait
qu’il ne fallait pas les séparer brutalement du vieil animal.
Tous
deux souhaitaient une crémation pour Alise. Je proposai
qu’ils puissent garder la vieille chienne près d’eux
pour la nuit, pour la voir morte mais apaisée enfin, délivrée
de son manteau de vieillesse douloureuse.
Pour
qu’ils entament un vrai deuil, il me fallait les aider à
regarder en face la fin de la vie. La force de ma présence
pouvait leur permettre d’accompagner leur Alise jusqu’à
l’acte de crémation. La vieille dame ne s’y est pas
dérobée. Je l’ai soutenue jusque dans cette dernière et
douloureuse démarche d’immense respect pour sa vieille chienne.
Cette
ultime épreuve vécue de la crémation lui laissera à jamais
l’irremplaçable réconfort de ne s’être pas détournée, de
n’avoir jamais abandonné son animal chéri, en l’accompagnant
même jusqu’après la mort du corps.
Je
garde d’Alise, le souvenir ému d’un chien pathétique qui ne
voulait pas faillir.
Danièle
Mirat - Caniconsultante
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